Les portables s’immiscent dans tous les aspects de la vie courante !
Clara a terminé sa journée. Il y a du retard sur sa ligne de métro. Heureusement la musique de ses écouteurs lui permet de penser à autre chose et de se concentrer sur les « snaps » qu’elle vient de recevoir. De quoi passer le temps. Arrivée chez elle, Clara salut son père et sa sœur puis se jette sur le canapé. Elle sort son téléphone et regarde les « stories » de ses contacts Insta. Une oreille semi-attentive est tendue vers le journal télé allumé par son père. Et si ça ne suffit pas à s’occuper jusqu’au repas, il y a toujours Youtube. Son téléphone vibre dans ses mains. C’est Ben qui lui envoie un message, Clara sourie, elle va pouvoir discuter avec lui pendant toute la soirée.
Voilà à quoi peut ressembler un début de soirée type pour les onze élèves de première ES que nous avons rencontré dans un lycée parisien. Dans cet article, nous allons retranscrire leurs témoignages avec l’objectif de comprendre comment la connexion aux réseaux sociaux est devenu une pratique qui les accompagne en permanence, et qui est finalement intégrée à l’ensemble de leurs habitudes.
Il est très vite apparu que pour les lycéens, l’ordinateur est un outil de travail ou de jeu. Le témoignage de Lucas illustre ce phénomène :
Si par exemple j’ai un travail j’irai sur l’ordinateur, et le téléphone c’est quand j’ai pas de devoirs à faire sur internet. – Lucas
Ces adolescents utilisent le téléphone pour se connecter avant tout sur les réseaux sociaux :
Les réseaux sociaux c’est que sur téléphone, sur les ordi ça se fait plus […] C’est beaucoup moins interactif. – Mylène.
Instagram et Snapchat sont les applications les plus utilisées par ces jeunes. Elles sont même déterminantes dans la construction de leurs identités :
Aujourd’hui dans les conversations, on s’appelle plus par nos noms de famille. Quand on veut désigner quelqu’un, on va le désigner par son identifiant Instagram en fait. – Maria
Le téléphone est utilisé à tout moment de la journée principalement pour échanger des messages et des photos sur les réseaux sociaux. C’est toujours quelques minutes entre chaque activité, et souvent de longs moments dans la soirée. Cette forte utilisation des téléphones n’est pas nouvelle, mais nous allons voir de quelle manière elle s’intègre à tous les niveaux de la vie courante.
Le compagnon permanent.
Le téléphone est toujours à portée de main, il est devenu nécessaire pour beaucoup des adolescents rencontrés :
Si on a pas notre téléphone ou si on a plus de batterie, on est perdu vraiment. Moi c’est ce que je ressens. – Carmen
Même ceux qui pensent maîtriser leur rapport au téléphone, déplorent qu’ils soient obligés de le gérer comme une addiction.
J’suis déjà venue au lycée sans téléphone, j’suis pas en manque quoi… Mais on devrait pas avoir besoin de dire : « Là il faut que j’arrête. » – Maria
Cette addiction pousse à garder le téléphone proche, et est renforcée par les notifications reçues, ou l’attente de messages sur les réseaux sociaux :
J’allume ma télé, j’ai envie de regarder le journal, mais je reçois des trucs, j’ai envie d’aller voir des trucs, du coup j’oublie la télé. Moi je peux pas résister, j’suis obligée de regarder. Et j’aime pas mettre du temps à répondre, parce que j’aime pas qu’on mette du temps à me répondre. – Melissa
Et l’envie de poster du contenu incite encore plus à rester connecté en permanence :
Sur instagram je poste pas trop, mais sur Snapchat tout le temps, tout le temps […] et n’importe où, même dans les toilettes. – Camille
Mais l’utilisation du téléphone n’est évidemment pas réduite aux réseaux sociaux. La musique ou les jeux vidéos sont deux autres raisons d’utiliser son appareil. Mina et Charlotte font partie des personnes qui ne peuvent pas se passer de musique :
Même dans la douche j’écoute la musique. – Charlotte.
C’est tout le temps, tout le temps, tout le temps, quand j’ai pas mes écouteurs c’est la dépression, vraiment. – Mina
Ces fonctions multiples du téléphone poussent à l’utiliser à longueur de journée, même dans les moments où ces adolescents sont censés être attentifs à autre chose.
J’utilise trop mon téléphone en cours, pour Clash Royal, pour la musique avec l’écouteur dans la manche. – Yves
Le pire c’est Clash Royal, ça j’y joue en cours mais faut pas le dire. […] J’ai commencé y’a deux semaine mais je suis accro, le soir on fait des p’tits combats deux contre deux, et j’aime trop. – Mina
En cours on regarde de temps en temps si on a quelques notifications… On se met bien dans le fond c’est parfait. – Mylène
Le téléphone est donc intégré à toutes les pratiques de ces jeunes, de quoi questionner la pertinence de l’interdiction totale du téléphone à l’école prévue par le gouvernement. Le portable a aussi l’avantage de ne pas forcément concentrer l’attention de son utilisateur. Il peut être utilisé d’un œil, mais constitue l’activité principale de ces adolescents une partie de la soirée :
On fait autre chose à côté, par exemple si on est avec nos amis, on va regarder sans vraiment regarder. On va regarder nos messages, on en reçoit beaucoup. Moi parfois je reçois plus de snaps que de messages. Et le soir surtout quand c’est la semaine de 21h à 23h30 j’suis dessus. – Charlotte
Et même lorsqu’il est une activité centrale, le téléphone peut laisser des espaces de disponibilités pour faire autre chose, le plus souvent manger ou regarder la télé :
On est pas occupé, on peut faire plusieurs choses en même temps. Alors on passe dans la cuisine se chercher à manger, et on fait un petit tour devant la télé. – Alice
Ces différentes réactions dépeignent le téléphone comme un outil qui accompagne constamment les jeunes tout au long de leur journée. Par ailleurs, ils ne font plus aucune distinction entre le temps consacré à leurs activités principales et celui consacré à leur connexion sur les réseaux sociaux, Instagram et Snapchat en premier.
Ce constat sans équivoque pose alors la question de l’impact que cette utilisation addictive produit sur leurs relations avec leurs familles.
La connexion et les relations familles.
En questionnant les élèves sur l’utilisation du téléphone dans leur rapport avec la famille, des réponses diverses ont étés apportées. Les réseaux sociaux et les jeux s’immiscent dans les relations familiales, et sont un facteur de rapprochement ou d’éloignement en fonction du contexte. Pour Carmen ou Mylène c’est une cause de détachement vis-à-vis de leurs mères :
Quand je suis sur mon téléphone ma mère me parle, mais j’écoute pas vraiment ce qu’elle dit. Je sais qu’elle me parle, mais j’écoute pas. – Carmen
Quand ma mère elle rentre elle veut que je parle avec elle, parce que moi je suis toujours la dessus. Elle me dit de lever ma tête tout ça, mais en général quand elle rentre j’suis dans ma chambre, et en vrai on se parle que au repas. Après j’me dépêche de finir de manger pour aller voir mon téléphone. – Mylène
Pour Alice c’est un détachement avec sa sœur.
Ma sœur aussi est très sur son téléphone, vraiment beaucoup. Et du coup ça fait qu’elle reste dans sa chambre, je reste dans ma chambre et on va se voir par exemple pour aller manger et après peut-être j’vais venir dans sa chambre, j’vais l’embêter mais c’est tout. – Alice.
Pour d’autres les réseaux sociaux sont moteurs de liens avec leurs proches.
Ma mère elle me demande de m’occuper de ses réseaux sociaux, on passe du temps à travailler à faire des vidéos, j’l’aide pour son Instagram parce que des fois elle comprend pas tout. – Mina
D’abord je pose mes affaires, puis je rejoins ma mère dans le salon elle regarde « quatre mariages pour une lune de miel ». Du coup je regarde avec elle et en même temps je reste sur mon téléphone et voilà, j’lui montre ce qui est drôle. […] Souvent je suis allongée sur le canapé et j’ai la tête sur les genoux de ma mère. – Camille
Il en est de même pour les jeux-vidéos :
Y’a mon frère qui se met à côté de moi dans mon lit et on joue ensemble – Mina
Le téléphone s’introduit donc dans toutes les relations familiales, mais n’est pas forcement un élément qui vient modifier ces relations. Pour plusieurs jeunes, le fait de faire sa bulle dans sa chambre n’a aucun rapport avec l’hyperconnexion.
Je vais pas dans le salon, je m’isole plus dans ma chambre […] Depuis que j’suis petit j’ai l’habitude d’être dans ma chambre, mon espace. – Lucas.
Il faut néanmoins reconnaître que les réseaux sociaux ne participent généralement pas en soi à renforcer les liens entre parents et enfants pour une simple raison : les jeunes n’ont pas envie d’être sur les mêmes réseaux sociaux que leurs parents, afin de ne pas risquer d’être jugés ou contrôlés dans leurs relations avec leurs amis :
J’ai fait découvrir Instagram l’année dernière à ma mère. Elle a même pas accès à mon compte, j’ai pas accès au sien. J’lui ai montré, elle aime bien et elle s’en sert tous les jours aussi, elle est devenue un peu accro. – Yves
Ma mère sait comment utiliser Insta, mais je lui interdit d’avoir. Elle peut pas, parce qu’en plus elle va mettre des photos de moi […] Mes petits frères et sœurs je les ai bloqués, ma tante je l’ai bloquée, en fait j’ai bloqué tout le monde sauf ma grande sœur. En fait ils commentent tout et j’ai pas envie. – Camille
Moi mes parents ils sont bloqués sur Instagram, ils viennent pas regarder mon Instagram, mon frère aussi. – Maria
Et finalement ce sont souvent les parents qui imposent un cadre pour éviter que leurs enfants abusent de leurs téléphones, ou de leurs jeux, ce qui peut causer certaines tensions.
Ma mère, elle me prend mon tel, parce qu’elle sait que sinon je vais rester toute la nuit éveillée. – Mylène.
Depuis que je suis petit je joue à la console mais y’a toujours eu ce temps instauré par mes parents : le weekend et pas la semaine. – Yves
La connectivité est donc intégrée à toutes relations sociales sous des formes multiples qui se modulent selon les liens entre personnes. Au-delà de cette remarque, nous avons pris conscience que le téléphone change le rapport à l’espace et au temps.
Un nouveau rapport spatiotemporel.
Le téléphone peut être utilisé n’importe où. Lorsqu’il n’accompagne pas une autre activité ou relation sociale, le portable est utilisé dans l’endroit le plus confortable, souvent dans le lit.
J’arrive dans ma chambre, j’suis sur mon lit avec un téléphone. – Mina
Quand je rentre je me pose dans mon lit je vais sur youtube. – Yves
Ce choix de l’espace dépend souvent des relations familiale :
Si y’a personne au salon, je vais pas rester toute seule comme ça, du coup je vais dans ma chambre. – Leila
Si y’a quelqu’un dans mon salon, je vais aller me poser dans la chambre. J’aime bien qu’il y ait personne autours, et écouter mes messages vocaux tranquillement – Mylène
Il apparaît que chacun a un rapport à l’espace différent, mais qui est toujours lié à l’utilisation du téléphone. Un espace privé, comme une chambre, permet une utilisation des fonctionnalités audios, ou de prendre le temps de regarder des sites qui demandent plus d’attention, comme pour le commerce en ligne.
Quand j’vais sur Zara, je préfère être chez moi que dehors. – Anne-Lou
Il y a bien une utilisation approfondie et continue du téléphone lorsque les jeunes sont installés confortablement chez eux, et une utilisation ponctuelle mais fréquente à l’extérieur. Ce double usage est à la base d’un changement aussi dans la perception du temps.
Si l’hyperactivité est le trais de caractère qui rend l’inaction insupportable, alors le téléphone pousse tous les adolescents vers un type d’hyperactivité. Il y a le moyen en temps réel d’échapper à tout moment long ou pesant, même en cours ou en pleine discussion. Il n’y a plus de place pour l’ennui. Les témoignages vont tous dans ce sens.
Dès qu’on fait rien mon premier réflexe ça va être de prendre mon téléphone et d’aller sur Instagram. – Maria
Si la discussion est intéressante je vais pas me couper, mais si ça m’intéresse plus ou que je m’ennuie… je sors mon téléphone – Anne-Lou
Si je suis sur mon téléphone et que y’a des gens autours de moi ça veut dire que je m’en fiche de ce qu’ils parlent en fait. – Charlotte
Quand j’me fait pas chier je suis pas dessus. Quand je fais un truc intéressant, avec des personnes, je vais faire l’effort de le laisser dans ma poche, de profiter du moment, de ne pas le sortir. Je me dit « Ha tiens je pourrai aller sur Instagram regarder des trucs », mais en vrai voilà tant pis je passe un bon moment. – Mina
Le téléphone et les réseaux sociaux poussent donc à une culture de l’instantané, de la réponse immédiate, et de l’évitement de tout temps d’attente. Mais afin d’éviter de s’ennuyer, c’est une énorme quantité de temps qui est consacrée chaque jour à une activité que les adolescents reconnaissent comme n’étant pas forcement constructive. Nous donnons le mot de la fin à Mina sur ce sujet :
C’est pas raisonnable parce que le temps que je passe sur les réseaux sociaux je pourrai faire autre chose. T’es là sur ton téléphone à « Liker » la vie des autres alors que tu pourrais faire la tienne. – Mina
Félicitations pour l’article très intéressant, dont le thème est toujours pertinent et à jour. Les photos utilisées ont effectivement capté ce que le texte et les citations montrent: le téléphone est intégré à toutes les pratiques et le quotidien des jeunes.
Au cours du texte vous avez remarqué que les fonctions multiples du téléphone – qui sert à la fois comme un outil pour jouer, pour parler avec ses proches, pour lutter contre l’ennui, etc. – poussent à utiliser l’appareil à longueur de journée, ce que nous rappellent que le téléphone mobile, en tant que « médium », peut être considéré aussi comme une sorte de « prolongement de l’individu» (McLuhan, 1964). Amri et Vacaflor (2010) soulignent encore que, plus qu’un objet pratique, destiné à communiquer, le téléphone portable est un « objet surinvesti de sens et jouant un rôle essentiel dans la subjectivité réflexive de la personne ». Par sa présence massive, ses multiples incorporations à la personne (dans la poche, entre les mains, dans le sac, sous l’oreiller) et les différentes fonctionnalités que le mobile rassemble, « il acquiert aux yeux de son possesseur un intérêt particulier et l’accompagne dans tous les lieux et circonstances de vie ». Cela a été très évident à travers le discours des lycéens interviewés et bien noté par vous.
Un autre point qu’on a pu retenir à travers les discours retranscrits est le rapport entre la connexion permanente des jeunes et leurs relations familiales. Chaulet (2009) note que le portable est leur moyen privilégié « de rester en contact avec les amis tout en échappant à la surveillance et au contrôle de leurs parents ». Cet outil répondrait donc à un besoin d’autonomie exprimé par les jeunes, mais qui est fréquemment source de tensions et de négociations entre ceux derniers et leurs familles. Nous aurions aimé que ce rapport entre le portable et l’autonomisation de la famille soit plus développé dans votre article, en allant plus loin des citations des enquêtés.
Par ailleurs, nous pensons que la question de l’apparente addiction des jeunes au portable (mise en évidence à la fin du texte) pourrait être également développée. Par exemple: Y a-t-il un rapport entre l’addiction des jeunes au portable et le fait que ce dispositif peut être pensé comme un prolongement de l’individu? La déconnexion serait-elle le grand défi pour ces jeunes, tellement inscrits dans cette « culture de l’instantané, de la réponse immédiate, et de l’évitement de tout temps d’attente »?
En tout cas, l’article nous semble très fluide et intéressant.
Manuela Oliveira et Nadège Duhautois
Merci pour le commentaire constructif !
Il est vrai que certains points mériterait d’être approfondis ! Mais nous avons décidé que malgré un format court, la place devait être d’abord donnée aux témoignages.
La négociation avec la famille et les proches quant à l’utilisation du portable est en effet un sujet en soi. Cependant il est difficile d’en faire part réellement avec des données unilatérales (que le coté des élèves), sur ce point il conviendrait de pouvoir interroger l’entourage familial, ou même de vivre un certains temps proche des individus pour observer leurs interactions sur le long terme.
Enfin, pour esquisser des réponses à vos questions finales :
Ce qui devient habitude est addictif. Le portable étant un prolongement de l’individu au sens où l’on veut pouvoir utiliser ses fonctionnalités à n’importe quel moment, il y a réellement un rapport avec une addiction, qui plus est renforcé par la pression sociale.
Et le questionnement sur la déconnexion fait part d’un enjeu important, proche de celui de la négociation avec la famille. La déconnexion peut être vue aussi comme une négociation avec « soi même », pour se convaincre de limiter une pratique à un horaire ou à un contexte, de faire une pause ou d’arrêter complètement, ce qui est assez rarement envisagé dans le cadre des réseaux sociaux. C’est donc comme n’importe quelle addiction, sauf que l’entièreté de notre société est connectée et incite à reprendre plutôt qu’à arrêter !