Depuis septembre 2016, Emmaüs France a investi le réseau social de partage de photographies Instagram. Comptabilisant à ce jour près de 60 000 abonnés, le compte de l’association a connu un succès rapide. Une aubaine, lorsque l’on sait qu’Instagram réunit un public essentiellement composé de jeunes, pour les trois quarts âgés de 16 à 35 ans1. Toucher ce public, pour une association, c’est premièrement lutter contre la mauvaise image souvent renvoyée par Instagram, suspecté de participer à la dévalorisation de soi et à une hausse de la fragilité chez les jeunes. Mais c’est aussi un moyen d’intéresser ces individus aux causes humanitaires qui véhiculent parfois une figure poussiéreuse.
Emmaüs France, créé en 1985, a pour vocation de communiquer et soutenir les actions de toutes les associations françaises œuvrant pour Emmaüs International. Parmi ces actions, on retrouve les recycleries, lieux de collecte et de revente d’objets au profit des nécessiteux où une part des travailleurs est en situation de réinsertion. C’est cette action qu’a choisi de mettre en avant Anne Dorsemaine, déléguée à la communication chez Emmaüs France, sur le compte Instagram de l’association. Nous l’avons rencontrée lors d’un entretien pour saisir le fonctionnement et les enjeux de la stratégie qu’elle a élaborée sur le réseau social.
Il ne s’agit pas, en effet, principalement de saisir la manière dont cette stratégie est reçue par les jeunes eux-mêmes, mais bien de comprendre les leviers mis en place pour provoquer l’adhésion de ce public. Sur quelles observations s’établissent-ils ? Sur quels usages sociaux des outils de communication chez les jeunes s’appuient-ils ? Soulèvent-ils des questions éthiques sur la relation entre l’humanitaire et la culture numérique ? Ce sont autant d’interrogations auxquelles nous avons souhaité répondre par cette enquête.
Instagram, un nouvel outil dont il faut saisir les enjeux.
A chaque réseau social son usage. Si, comme l’explique Anne Dorsemaine, Facebook était davantage utilisé en interne par les acteurs d’Emmaüs France, et Twitter employé pour relayer des textes et contenus militants, Instagram répond à d’autres codes. Ici, c’est la photographie qui prime, et donc son objet mis en scène, esthétisé. Inutile, donc, de publier les mêmes contenus militants présents sur Twitter qui ne seront pas lus et appréciés par les usagers d’Instagram. « Occuper un réseau pour occuper un réseau, sans que ça ait de véritable influence, c’est un peu du temps perdu […] ça sert à rien d’aller faire du militantisme là où les gens ont pas envie. » développe la déléguée à la communication, soulevant le manque de temps et de main-d’œuvre pour investir un nouveau réseau social à perte.
Il y a donc eu nécessité, avant même la mise en place d’une stratégie, de comprendre les forces d’Emmaüs France et sa marge de manœuvre sur Instagram. Pour aller dans ce sens, il y a aussi un intérêt indéniable de savoir à qui s’adresse le réseau. « Il faut connaître son public, savoir ce qui plaît aux gens. » « J’ai quand même une clientèle très jeune qui ne connaît pas forcément Emmaüs et avait une image d’Emmaüs comme quelque chose qui peut être un peu poussiéreux.» Anne Dorsemaine a donc eu pour objectif de changer cette image, de dépoussiérer l’association aux yeux du public jeune. Et ce changement d’image passe par la photographie sur Instagram.
Montrer aux jeunes ce qu’ils ont envie de voir.
Le succès d’une telle entreprise passe par le plaisir des utilisateurs, qu’il ne faut donc pas contraindre, mais nourrir de contenus qu’ils ont envie de retrouver en parcourant le réseau social. Et il faut savoir les faire réagir. « La communication fonctionne beaucoup sur les neurosciences. C’est comme les impulsions électriques. Je vois une photo avec un chat, je reposte, et je sais que ça va faire un tabac puisqu’il y a un chat.» Il est donc nécessaire pour les communicants d’avoir une bonne connaissance de la communauté et de ses attentes. Anne Dorsemaine sait qu’elle s’adresse principalement à des 24-35 ans qui s’intéressent au vintage, au retour de « l’objet détourné de ses fonctions » qu’ils ont envie de revoir dans leur quotidien.
Il y a ici un risque bien connu des sciences de l’information et de la communication : celui de la bulle de filtres. Pour s’assurer du succès sur Instagram, Emmaüs France ne confronte pas les utilisateurs aux nouveautés des contenus militants mais bien à ce qu’ils ont déjà l’habitude de consommer. L’on peut aisément rapprocher cela des « stratégies d’enfermement dénaturant le Web ouvert défendu par ses inventeurs » (Jehel, 2015)2 mises en place par les plate-formes commerciales numériques. Reste à déterminer s’il n’y a qu’une simple reproduction d’habitudes déjà en place chez les utilisateurs ou si Emmaüs France véhicule dans sa stratégie des valeurs éthiques positives qui nuanceraient l’aspect inquiétant de cette bulle d’enfermement.
L’affirmation de soi par la pratique d’Instagram.
Si l’on ne peut pas à proprement parler d’engagement militant envers Emmaüs lorsqu’un utilisateur s’abonne à son flux ou like ses contenus, cette pratique est néanmoins le reflet de valeurs positives, d’après Anne Dorsemaine. « On a une tendance très lourde dans la jeunesse aujourd’hui qui est une autre forme de consommation. […] C’est écologique, c’est social. » « Je vois souvent des #zeroconsodechets, #ecoresponsable ou #lamodeethique. » Les utilisateurs semblent affirmer leur identité par leurs usages des technologies de l’information et de la communication. Comme l’affirment Amri et Vacaflor (2010)3, les actions réalisées par les jeunes à travers leur téléphone s’articulent avec leur identité. Ainsi, un like, un abonnement, un commentaire sur les contenus d’Emmaüs, c’est aussi une manière de se revendiquer comme appartenant à une communauté qui véhicule de nouvelles formes positives de consommation et d’existence.
Et ce serait même une revendication politique. Instagram permettrait cette prise de position de soi comme acteur du changement, même si cela passe par le plaisir de l’usage qu’offre l’application. « Aujourd’hui, j’ai plus confiance en mes changements de comportement qu’en allant mettre un bulletin dans l’urne. C’est plus au niveau individuel. » Paradoxalement, rejoindre la masse des 60 000 abonnés du compte Emmaüs France présenterait une nouvelle manière de refuser la standardisation actuelle du marché de la consommation. La récupération et le recyclage sont devenus des actes militants, et le compte Instagram valorise ces actions.
L’utilisateur est un producteur.
Étonnamment, alors que les valeurs véhiculées sont positives, la stratégie de l’équipe de communication d’Emmaüs France a un fonctionnement plutôt utilitariste. Anne Dorsemaine, qui a mis en place le compte Instagram et le nourrit, ne produit aucun contenu. Elle se contente de partager plusieurs fois par jour des photographies postées par des utilisateurs qui ont utilisé le hashtag Emmaüs. « J’ai la joie de voir qu’il devient de plus en plus populaire. Et le matin j’ai qu’à me servir. » C’est un gain de temps et d’argent considérable lorsque l’on sait que produire des contenus prend du temps et pourrait mobiliser un employé pour remplir cette seule fonction. Mais cela nous interroge bien sûr sur la place de l’usager utilisé comme force de travail bénévole.
Cette observation fait bien entendu ressurgir la question du digital labor (Casilli et Cardon, 2015)4 : faut-il considérer la production de contenus par les utilisateurs comme du travail pour l’association, ou les intérêts sont-ils bien partagés ? Après tout, les auteurs des contenus relayés par Emmaüs France ont tenu, en premier lieu, à nourrir leur propre compte et remercient bien souvent l’association, par des commentaires, pour ce relais bienvenu. Du point de vue de l’équipe de communication, il s’agit bien d’un « cercle vertueux » qui valorise les utilisateurs qui eux valorisent Emmaüs. Car il ne faut pas perdre de vue l’objectif initial de la stratégie : l’association et ses actions, dépoussiérées, sont bel et bien mises en valeur auprès d’un nouveau public.
Un succès qui ouvre de nouvelles opportunités.
Si nous pouvons, à l’issue de cette enquête, garder une certitude en tête, c’est que la stratégie initiée par Emmaüs France sur Instagram fonctionne et répond parfaitement aux codes qui régulent les usages des jeunes sur le réseau social. Avec environ 4000 nouveaux abonnés par mois sur le compte de l’association, les chiffres ne démentent pas ce constat. Cela donne des idées à l’instigatrice de ce projet, qui compte bien recycler ce succès par la production de flyers ou d’affichages en extérieur issus des créations des utilisateurs. Rien d’étonnant, en somme, de trouver du recyclage chez ceux qui en ont fait une action humanitaire.
Quentin Declerck et Audrey Bénard.
1 Le Blog du modérateur et Global Web Index
2 Le Journal des psychologues, vol. 331, no. 9, 2015, pp. 28-33.
3 Amri, Mahdi, et Nayra Vacaflor. « Téléphone mobile et expression identitaire : réflexions sur l’exposition technologique de soi parmi les jeunes », Les Enjeux de l’information et de la communication, vol. volume 2010, no. 1, 2010, pp. 1-17.
4 Casilli A, Cardon D, Qu’est-ce que le digital labor ?, Ina Global 2015
Merci pour votre article, particulièrement intéressant en ce qu’il témoigne de certaines tendances de nos sociétés. La stratégie d’Emmaüs sur Instagram détonne avec celles en place sur ses autres réseaux et plateformes, plus axées sur les actions humanitaires. Or, le compte @emmausfrance s’apparente à ceux d’instagrammeurs : et pour cause, comme vous le soulignez, ce sont ces derniers qui en produisent les contenus.
Cette stratégie semble dans un premier temps particulièrement intelligente, puisqu’elle s’appuie sur les effets de réseaux et permet aux deux acteurs d’étendre leur visibilité, tout en bénéficiant d’externalités positives. Cela contribue aussi à l’évolution de l’image de l’association, qui devient un lieu tendance, où l’on trouve des objets vintages, qui tendent à regagner en popularité depuis quelques années. On voit d’ailleurs pulluler à peu près partout dans Paris, des lieux alternatifs, à l’instar de la Recyclerie, qui sont particulièrement appréciés des jeunes et qui permettent de réhabiliter des bâtiments laissés à l’abandon en même temps qu’ils promeuvent une autre façon de consommer. Car si l’association bénéficie d’externalités positives que vous abordez, il nous semble pertinent de mentionner les externalités négatives, et d’adresser les dangers d’un tel changement d’image.
Nous pouvons lire dans certains commentaires qu’une part de l’audience est agacée par ce compte aux « photos qui ne mènent nulle part », sans message. L’accent n’est pas mis sur les actions d’Emmaüs, sur les enjeux qui l’occupent, mais bien sur l’acte de consommation. Le choix de cet angle est aussi judicieux qu’il s’inscrit dans les logiques d’un réseau rongé par les contenus sponsorisés qu’il s’avère être paradoxal. En effet cela semble entrer en désaccord avec l’idéologie première de l’association, et pose problème en termes d’identification : retrouvons-nous vraiment des signes qui prouvent que nous sommes sur un compte associatif ? Lorsque l’on regarde les publications, les messages des instagrammeurs sont souvent relatifs à leur vie, et Emmaüs n’est souvent pas perçu comme le moyen de consommer de manière plus responsable, mais comme le lieu où l’on trouve des objets de décoration vintage, moins répandus sur le marché et donc plus originaux – l’idéal pour se démarquer sur une plateforme où l’apparence est reine.
Nous nous demandons alors, si finalement, l’utilisation qu’Emmaüs fait d’Instagram ne revaloriserait pas plus le réseau que l’association en en faisant une utilisation plus positive. Le compte @emmausfrance ne deviendrait-il pas lui-même peu à peu une plateforme offrant de la visibilité aux instagrammeurs ?
Mais le questionnement principal qui découle de votre article et des pratiques d’Emmaüs est celui concernant la bonne ou mauvaise sensibilisation : est-il pertinent de faire une distinction entre les deux ? Au final, est-ce qu’acheter un mobilier chez Emmaüs juste parce qu’il est esthétique et qu’il a été vu sur le compte Instagram d’influenceurs revient à la même chose que faire une donation ? Faut-il se questionner sur les raisons, ou se concentrer sur la multiplication d’actions, peu importe ce qui nous pousse à les réaliser ? En cela, il nous semble que votre article aborde de manière éloquente les enjeux auxquels doivent faire face les associations, dont les propos sont souvent difficiles à marketer de manière plaisante au sein d’un réseau reposant sur l’apparence, la positivité et l’embellissement du quotidien.
Les points que vous soulignez mettent particulièrement en valeur les enjeux de notre sujet et nous permettent de dépasser nos premières conclusions. Nous allons donc tenter d’y répondre au mieux.
Le compte Instagram d’Emmaüs France, comme vous le rappelez, a le mérite d’avoir su tirer parti des règles du jeu du réseau social. En effet, si, à ses balbutiements, la plateforme laissait place à la découverte joyeuse de la nouveauté de ses fonctionnalités, aujourd’hui Instagram a ses règles, ses routines, tout du moins aux yeux de ses acteurs importants. Car il faut bien s’y résoudre, le réseau social est devenu un marché sur lequel les professionnels ont la mainmise, et cela s’observe notamment dans le jeu qu’entretiennent annonceurs et influenceurs. Il fallait donc, pour le compte Emmaüs France, se plier aux exigences de la plateforme et de ses utilisateurs s’il souhaitait devenir un acteur important. Et c’est ce qu’il est parvenu à être. L’association, de « vieillerie poussiéreuse », est passée à l’objet stylisé que nous connaissons à travers Instagram.
Emmaüs France, comme vous l’avez expliqué, suit une tendance qui est de plus en plus répandue : celle du recyclage, d’autres modes de consommation. Et c’est bien parce que beaucoup de lieux, appréciés des jeunes et surfant sur cette vague, ont vu le jour, comme la Recyclerie, que vous êtes en droit de vous demander si l’association n’a pas quelque peu délaissé son vrai visage pour profiter à son tour de la visibilité donnée à ce type de contenus. Y a-t-il donc une trahison envers l’idéologie de départ, celle de l’aide envers les démunis et les mal-logés ? Il est difficile d’offrir à cette interrogation une réponse unique et définitive.
L’image que renvoie Emmaüs sur son compte Instagram est en effet trompeuse. Quiconque n’a pas lu le nom du compte propriétaire de la page serait bien en peine d’affirmer qu’il s’agit là d’un compte associatif. On lui prêterait davantage le rôle de marché du vintage plutôt que celui de défenseur des pauvres et des opprimés. Cependant, comme nous l’avons dit plus haut, la plateforme a ses règles du jeu, et ne pas les suivre conduit souvent à ne pas exister en son sein. Anne Dorsemaine, déléguée à la communication d’Emmaüs France, nous rappelait bien qu’« occuper un réseau pour occuper un réseau » n’avait pas d’intérêt. En d’autres termes, soit l’association joue le jeu d’Instagram, soit elle n’y met pas les pieds.
Alors, pourquoi s’embarquer dans cette stratégie de communication au risque de ne plus voir le « vrai » visage d’une association ? Parce que cela fonctionne. Vous avez raison de le demander, il n’est pas toujours pertinent de faire la distinction entre bonne et mauvaise sensibilisation, et il peut être bon d’aborder Instagram d’un point de vue utilitariste. Si faire connaître le nom d’Emmaüs France à un public qui ne le connaissait pas est possible, alors il faut utiliser le moyen le plus efficace, qui, rappelons-le, ne demande pas d’effectifs supplémentaires à l’association. Cela fait bien entendu le jeu d’Instagram, mais aussi celui d’Emmaüs qui continue à attirer des clients dans ses lieux de vente. Et peu importe si l’achat d’un objet se fera pour l’objet lui-même plutôt que pour l’acte de donation. Les valeurs d’un autre mode de consommation seront toujours présentes, et l’argent récolté pour aider les démunis sera, lui aussi, toujours là. Rien ne garantit d’ailleurs qu’avant Instagram les clients des ressourceries achetaient leurs biens en vue d’un acte donation. Ils étaient attirés par les objets mis en vente, et c’est de ces objets que le compte @emmausfrance fait la promotion.
L’entreprise d’Emmaüs France sur Instagram ne rechigne donc pas aux sacrifices qui lui permettent d’augmenter la portée de ses actions. Cela a très probablement des limites, dont nous n’avons malheureusement pas pu discuter avec Anne Dorsemaine, mais la stratégie ici présente ne semble pas porter atteinte à l’image de l’association, qui continue de toute manière à exposer plus précisément ses actions sur d’autres réseaux sociaux.